Synchronisme
— Hors de question, dit Jeremy en se levant de son fauteuil pour s’avancer vers la cheminée.
Nous étions tous rassemblés dans le bureau. Les autres nous avaient attendus. Clay et moi étions assis sur le canapé, lui perché au bord, prêt à bondir à la seconde où Jeremy nous autoriserait à partir à la poursuite des cabots. Nick se tenait près de Clay, tapotant des doigts sur le dossier du canapé, tout aussi inquiet, mais imitant l’attitude de Clay. Peter et Antonio étaient assis de l’autre côté de la pièce. Tous deux semblaient furieux de la nouvelle, mais ils restaient calmes et attendaient la décision de Jeremy avec la maîtrise que confèrent l’âge et l’expérience.
— Je n’arrive pas à croire que vous me demandiez ça, poursuivit Jeremy. Je vous avais bien signifié mon désaccord, mais vous êtes partis quand même. Ensuite, Elena nous appelle pour dire que vous êtes simplement en train de faire le point sur les rumeurs à propos d’hier soir, et je ne sais trop comment, vous vous retrouvez…
— On ne l’a pas fait intentionnellement, répondis-je. On a trouvé sa piste par hasard. On ne pouvait pas manquer cette occasion.
Jeremy me lança un coup d’œil qui me conseillait de la boucler avant de m’enfoncer encore davantage. Je m’exécutai.
Il rejoignit son siège mais ne s’assit pas.
— Personne ne va poursuivre ces trois-là ce soir. Nous sommes tous épuisés et bouleversés par ce qui s’est passé hier soir, surtout vous deux. Si je n’avais pas eu confiance en la parole d’Elena quand elle a appelé, je serais descendu là-bas cet après-midi pour vous ramener ici.
— Mais on n’a rien fait, protesta Clay.
— Seulement parce que l’occasion ne s’est pas présentée.
— Mais…
— Hier, on avait un cabot en ville. Aujourd’hui, il est mort et trois autres se pointent. Sans compter que, parmi ces quatre-là, il y a Marsten et Cain, deux cabots qui poseraient déjà problème individuellement.
— Vous êtes absolument certains que c’étaient eux ? demanda Antonio. De tous les cabots, ce sont les deux que j’imaginerais le moins en train de s’associer. Qu’est-ce qu’ils peuvent bien avoir en commun ?
— Le fait d’être tous deux des cabots, dit Clay.
— Je ne crois pas qu’ils se soient associés, répondis-je. Marsten doit exercer une forme de pouvoir sur Cain. Une relation très nette de meneur et de suiveur. Karl veut son territoire. Depuis des années.
— Il n’a qu’à rejoindre la Meute, rétorqua Jeremy.
— Et merde, lâcha Clay. Karl Marsten est un sale fils de pute, un escroc qui poignarderait son père dans le dos pour parvenir à ses fins.
— N’oublie pas les nouvelles recrues, dis-je. Brandon et LeBlanc sont tous deux des tueurs. Des tueurs humains. Quelqu’un, sans doute Marsten, les a trouvés, mordus et formés. Pas n’importe quels cabots, mais deux anciens qui savent déjà chasser et tuer. Et qui aiment ça.
Antonio secoua la tête.
— Je n’arrive toujours pas à m’imaginer Marsten derrière toute cette affaire. Derrière une partie des faits, oui. Mais cette histoire de créer de nouveaux cabots, ça manque de… finesse. Et recruter Cain ? Ce type est un crétin. Un tueur de première, mais un crétin. Il risque trop de tout faire foirer. Marsten doit bien le savoir.
— Mais qu’est-ce qu’on en a à foutre ? explosa Clay en se levant de son siège. On a trois cabots en ville. L’un d’entre eux a tué Logan. Comment vous pouvez rester assis à discuter de leurs motivations et…
— Rassieds-toi, Clayton, ordonna Jeremy tout bas.
Clay fit mine d’obéir, puis s’arrêta. Il resta figé un moment tandis que des instincts jumeaux se disputaient en lui. Puis ses poings se crispèrent. Il se redressa, tourna les talons et se dirigea à grands pas vers la porte du bureau.
— Si tu sors, ne reviens pas, lança Jeremy d’une voix dépassant à peine le murmure, mais qui suffit à figer Clay sur place. Si tu n’es pas capable de contrôler ce besoin, Clayton, alors descends dans la cage. Je t’y enfermerai jusqu’à ce que ça passe. Mais le problème, c’est que tu ne veux pas le contrôler. Donc, si tu pars, tu n’es plus le bienvenu ici.
Jeremy ne pensait pas ce qu’il disait. Enfin si, mais ce n’était pas ce qu’on pourrait croire. Si Clay partait et que Jeremy avait menacé de le bannir, alors il irait jusqu’au bout. Mais il ne le laisserait pas partir sans se battre. Le meilleur moyen d’empêcher que ça se produise consistait à le menacer. Clay resta planté là, les poings serrés, remuant la mâchoire comme s’il ruminait sa colère. Mais il ne bougea pas. Il ne le ferait pas. Pour lui, l’exil signifierait la mort – résultant de forces non pas externes mais internes, la mort lente de celui qui se coupe de ce en quoi il croit le plus. Il ne quitterait jamais Jeremy ni la Meute. C’était sa vie ; Jeremy pouvait tout aussi bien menacer de le tuer s’il partait à la poursuite des cabots.
Lentement, délibérément, Clay se tourna vers Jeremy. Chacun soutint le regard de l’autre. Il y eut une longue pause pendant laquelle l’horloge de la cheminée égrena les secondes comme une bombe à retardement, puis Clay se détourna et franchit la porte, en se dirigeant non pas vers le garage ou la porte d’entrée mais vers l’arrière de la maison. La porte de derrière s’ouvrit et se claqua. Je regardai Jeremy, puis suivis Clay.
Je le suivis dans les bois. Il marcha jusqu’à ce qu’on se retrouve hors de vue de la maison, trop loin pour être entendus. Puis il abattit son poing contre l’arbre le plus proche, qui oscilla et gémit de protestation. Des gouttelettes de sang voltigèrent.
— On ne peut pas laisser Cain et Marsten s’en sortir comme ça, dit-il. On ne peut pas leur laisser croire qu’on baisse les bras. On doit agir. Maintenant.
Je ne répondis rien.
Il se tourna pour me faire face.
— Il se trompe. J’en suis persuadé.
Il ferma les yeux et inspira profondément, les traits tendus, comme si ces mots le blessaient. L’idée même de remettre en doute l’opinion de Jeremy le transperçait comme la pire trahison possible.
— Il a raison, poursuivit Clay au bout d’un moment. On n’est pas prêts. Mais je ne peux pas rester planté là pendant que le meurtrier de Logan court les rues, en sachant que les cabots peuvent très bien s’en prendre à toi ou à Jeremy ensuite. Je ne peux pas. Il faut qu’il le sache.
Je ne dis toujours rien, sachant qu’il n’attendait pas de réponse mais cherchait simplement à ordonner ses pensées.
— Merde ! hurla-t-il à l’intention de la forêt. Merde ! Merde ! Et merde !
Il abattit de nouveau son poing contre l’arbre, puis passa les doigts à travers ses boucles, maculant l’or de rouge vif, laissant une trace rouge sur son front. Il ferma les yeux et sa poitrine se souleva tandis qu’il inspirait profondément. Puis il expira, frissonnant, et me regarda. Un éclat de rage frustrée brûlait dans ses yeux, mêlé à un soupçon d’effroi.
— Je fais de gros efforts, chérie. Tu le sais bien. Tout mon être hurle de me lancer à leur poursuite, de les pourchasser, de leur arracher la gorge, à ces enfoirés. Mais je ne peux pas lui désobéir. Je ne peux pas.
— Je sais.
Il s’avança vers moi, m’entoura de ses deux bras, approcha sa bouche de la mienne. Ses lèvres frôlèrent les miennes, hésitantes, attendant que je les repousse. Je sentais le goût de sa panique, ses efforts pour contrôler les instincts contraires qui se livraient une lutte plus féroce que je ne pouvais l’imaginer. Je l’entourai de mes bras, levai les mains pour lui agripper les cheveux et l’attirer plus près. Un soupir de soulagement le parcourut. Il se dépouilla de toute maîtrise et m’empoigna pour me repousser contre le tronc d’arbre.
Il me retira brutalement mes habits, ses ongles raclant ma peau lorsqu’il m’arracha ma chemise et mon slip. J’ouvris son jean avec des doigts maladroits tandis que la chaleur de son désespoir me gagnait comme un feu de broussailles. Il baissa son jean puis s’en débarrassa.
Ses lèvres retrouvèrent les miennes, assez rudement pour me faire mal. J’enfouis les mains dans ses cheveux pour l’attirer plus près. Il poussa un gémissement rauque. Ses mains caressèrent et pétrirent mon corps nu, saisissant mes hanches, ma taille, mes seins. L’écorce de l’arbre me mordit le dos. Lorsque ses doigts revinrent à mon visage, je sentis le sang sur sa main, qui me maculait les joues tandis que Clay me caressait. Je goûtai la saveur métallique et familière du sang coulant sur nos lèvres.
Sans prévenir, ses mains redescendirent vers mes fesses pour me soulever brusquement de sorte que je l’enfourche. Il grogna lorsqu’il se glissa en moi. Mes pieds ne touchaient plus terre, battaient l’air, si bien que c’était Clay qui contrôlait les opérations. Il se colla brusquement à moi. Ses yeux restaient fixés aux miens. Du plus profond de sa poitrine s’échappait un grognement rythmique de désir ardent. Il serrait les dents. Lorsque ses doigts s’enfonçaient dans mes hanches, je sentais le bord de son alliance m’entailler. Puis ses yeux se voilèrent. Son regard se fit flou et son corps s’agita de tremblements convulsifs. Il poussa un long gémissement saccadé puis ralentit, visage enfoui contre ma clavicule, remontant les mains pour protéger mon dos meurtri de l’arbre. Il continua à bouger lentement en moi, toujours dressé. Il n’avait pas encore atteint l’orgasme. C’était une libération d’une autre sorte, soudain apaisement de la violence qui s’était déchaînée en lui.
Ses mains caressèrent mon corps et m’attirèrent plus près. Visage toujours enfoui contre moi, il chuchota : « Je t’aime, Elena. Je t’aime tellement. »
Je l’entourai de mes deux mains, nez contre son oreille, murmurant des bruits qui ne formaient pas de mots. Bougeant toujours en moi, il m’éloigna doucement de l’arbre, recula puis nous abaissa à terre, lui au-dessus de moi. J’enveloppai ses hanches de mes jambes, puis me redressai et repris mon rythme. J’inclinai la tête en arrière, fermai les yeux et goûtai la fraîcheur de l’air nocturne sur mon visage. J’entendais la voix de Clay, comme issue de très loin, ainsi que ma propre voix qui l’appelait par son nom dans la forêt silencieuse. L’orgasme vint lentement, presque languissant, par vagues qui me traversèrent avec une splendide singularité. Je le sentis jouir lui aussi, de manière tout aussi lente et décadente, et je gémis pour accompagner sa libération.
Il leva les bras pour m’attirer contre sa poitrine, fourrant ma tête sous son menton. On resta un long moment sans bouger. Je demeurai immobile, écoutant le battement de son cœur et guettant ce moment redoutable où la réalité nous rattraperait. Ça se produirait forcément. Les brumes de l’amour physique se dissiperaient et il dirait, ferait, exigerait quelque chose qui donnerait à chacun envie de sauter à la gorge de l’autre. Je le sentis avaler sa salive, compris que les mots arrivaient, et regrettai de ne pouvoir me boucher les oreilles pour ne pas les entendre.
— J’aimerais bien courir, dit-il.
Je restai silencieuse un moment, ne sachant trop si j’avais bien entendu, guettant la chute.
— Courir ? répétai-je.
— Si tu n’es pas trop fatiguée.
— Tu as encore besoin de te dépenser ?
— Non. J’ai juste envie de courir. De faire quelque chose. Avec toi.
J’hésitai, puis hochai la tête. On resta étendus quelques minutes de plus avant de nous lever pour trouver un endroit où muter.
Je pris mon temps et la Mutation se déroula avec une étonnante facilité. Après quoi je me levai dans la clairière et m’étirai – tournant la tête, remuant les oreilles, étirant mes pattes arrière et agitant la queue. C’était délicieux, comme si je n’avais pas muté depuis des semaines. Je clignai des yeux pour m’accoutumer au noir. L’air avait une odeur savoureuse que j’inhalais avidement, remplissant mes poumons, puis le soufflais par la truffe en regardant d’infimes volutes de condensation s’échapper de mes narines.
Je m’apprêtais à regagner la clairière quand un poids lourd me percuta en plein flanc et m’envoya valser. J’aperçus brièvement une fourrure dorée, puis me retrouvai seule avec des traces de l’odeur de Clay pour toute compagnie. Je me relevai et avançai de quelques pas hésitants. Rien ne se produisit. Je penchai la tête et reniflai. Toujours rien. Je fis trois pas de plus et reçus une nouvelle torpille, qui m’expédia cette fois latéralement dans un buisson sans que j’aie vu ne serait-ce qu’un poil de mon agresseur.
J’attendis, retrouvai mon souffle, puis bondis sur mes pieds et me mis à courir. Derrière moi, Clay jaillit de nouveau dans la clairière et glapit en voyant sa proie disparue. J’accélérai. Des craquements retentirent dans les buissons, quelque part derrière moi. Je décrivis un virage, plongeai tête la première dans un carré de broussailles et me laissai tomber à terre. Une forme floue et dorée passa à toute allure. Je me redressai d’un bond et fis marche arrière. Il fallut quelques secondes à Clay pour comprendre l’astuce, mais j’entendis bientôt ses pattes marteler le sol derrière moi.
Quand je bondis de nouveau sur le côté du chemin, je dus faire preuve d’un peu trop de lenteur, lui laissant ainsi entrevoir mes pattes arrière ou ma queue. Je venais de me tapir derrière un buisson quand cent kilos de muscles foncèrent droit sur moi et me tombèrent dessus. On passa quelques minutes à lutter, à glapir et gronder, nous débattre et mordiller. Je parvins à fourrer le museau sous sa gorge et le fis basculer en arrière, puis me relevai. Des dents pointues se refermèrent sur ma patte arrière et tirèrent, me renversant du même coup. Clay bondit et m’immobilisa sur place. Il resta planté au-dessus de moi une minute, un éclat d’exultation dans ses yeux bleus. Puis, sans prévenir, il se précipita dans la forêt. Maintenant, c’était moi le « chat ».
Je pourchassai Clay sur huit cents mètres. Il s’écarta du chemin à un moment donné et tenta de me perdre dans les épaisses broussailles. Cette astuce lui donna un avantage de soixante mètres, mais guère plus. J’attendais une autre ruse quand une ombre de petite taille fila devant moi à travers la clairière. Le vent charria une odeur de lapin. Clay ralentit et se tortilla pour mieux regarder l’animal en fuite. J’accélérai, me raidis et sautai sur son dos, mais je m’y étais prise trop tard. Il n’était plus là.
Alors que je retrouvais mon équilibre, un cri aigu traversa la forêt. Quelques secondes plus tard, Clay franchissait de nouveau les buissons d’un bond, avec le lapin mort qui pendait entre ses mâchoires. Il me regarda en secouant l’animal, tandis que ses yeux transmettaient le même message que ses actions : « Tu en veux ? » Lorsqu’il secouait le lapin, du sang aspergeait le sol. L’odeur remontant par bouffées se mêlait à celle de la viande chaude. Je m’avançai en reniflant. Mon estomac grondait. Clay émit un bruit de gorge, demi-grondement qui évoquait presque un rire, et éloigna brusquement le lapin de moi. « Arrête de me chercher », lui dis-je d’un regard mauvais. Il feignit de jeter le lapin dans ma direction, mais ne le lâcha pas. Avec un grondement, je plongeai. Il recula en sautillant, tenant le lapin juste assez près pour que son odeur me remplisse le cerveau et me torde l’estomac. Je dardai sur lui un regard menaçant, puis me tournai vers la forêt. L’endroit d’où provenait ce lapin recelait bien d’autres choses à manger.
Alors que je me détournais pour partir, Clay jeta sa proie à mes pieds. Mon regard passa de l’un à l’autre, car je m’attendais à une nouvelle ruse. Mais il s’assit simplement sur son arrière-train et attendit. Je lui lançai un dernier regard noir puis m’attaquai au lapin, avalant la viande tiède par grosses bouchées. Clay s’avança pour se frotter contre moi, léchant sur mon museau et mon cou des gouttelettes de sang. Je cessai de manger assez longtemps pour le remercier d’un coup de truffe. Quand je repris mon repas, il s’enfonça dans les bois en bondissant pour aller chasser sa propre pitance.
Quand je me réveillai le lendemain matin, j’étais étendue seule dans l’herbe humide de rosée. Je me relevai et cherchai Clay du regard. Mon dernier souvenir était que nous avions repris forme humaine avant de nous pelotonner et de nous endormir. Je tâtai l’emplacement sec qu’il avait occupé, près de moi. Balayant du regard la clairière vide, j’éprouvai un pincement d’inquiétude. Clay n’avait pas l’habitude de m’abandonner comme ça. Le problème, en général, consistait plutôt à me débarrasser de lui. Tandis que je le cherchais, de l’eau froide m’aspergea la tête. Je sursautai et le vis penché vers moi, un rictus aux lèvres. De l’eau coulait de ses mains et luisait sur ses avant-bras. Il était toujours nu ; nous n’avions pas pris la peine de retourner chercher nos habits la veille, car nous ne savions plus trop où nous les avions laissés, et nous n’étions pas sûrs de les retrouver en état d’être portés.
— Tu me cherches ? demanda-t-il en se laissant tomber à mes côtés.
— Je me disais que cette meute de chiens sauvages t’avait peut-être chopé.
— Tu avais l’air inquiète.
— Oui. Dieu sait quelle indigestion tu leur aurais donnée, les pauvres.
Il éclata de rire et se mit à quatre pattes, me repoussa à terre et m’embrassa. Je lui rendis son baiser, entourai son corps de mes deux jambes, puis reculai en sursaut quand mes pieds touchèrent les siens, qui étaient mouillés et glacés.
— J’étais parti inspecter l’étang, expliqua-t-il avant que je puisse l’interroger. Je me disais qu’on pourrait peut-être aller nager. Pour la première fois de la saison. Ça nous réveillerait pour de bon.
— Il y a de quoi manger ?
Il gloussa de rire.
— Ton lapin d’hier soir ne t’a pas suffi ?
— Loin de là.
— D’accord. Voilà le marché. Si tu ne peux pas attendre, on va prendre notre petit déj, et ensuite aller nager. Sinon, viens nager avec moi et je te ferai à manger ensuite, avec tout ce que tu voudras.
Je n’hésitai pas longtemps avant d’accepter l’option numéro deux. Non pas parce que je voulais qu’on me prépare le petit déjeuner, mais parce que je savais que, si nous rentrions d’abord, nous ne ressortirions jamais nager. Quelque chose se produirait. On se rappellerait que Logan était mort et qu’il y avait trois cabots à Bear Valley. La vie réelle détruirait le monde fantasmatique que nous avions créé avec tant de soin la nuit précédente. Je ne voulais pas que ça se termine. Si ça pouvait simplement durer quelques heures de plus, le temps de nous faire croire que la vie pouvait ressembler à ça, sans passé ni futur pour faire intrusion dans notre utopie.
Quand j’acceptai de nager d’abord, Clay sourit, m’embrassa, puis se releva d’un bond.
— On fait la course ? demanda-t-il. Le dernier arrivé se fait jeter à l’eau.
Je feignis d’y réfléchir, puis me redressai d’un bond et m’élançai. Cinq secondes trop tard, je m’aperçus que je m’étais trompée de direction. Quand je me précipitai dans la clairière voisine de l’étang, Clay se tenait sur la rive nord, souriant.
— Tu t’es perdue, ma chérie ? cria-t-il.
Je m’approchai de lui en boitillant, traînant le pied droit.
— Saloperies de plantes grimpantes, marmonnai-je. Je crois que je me suis tordu la cheville.
Après toutes ces années, j’aurais cru qu’il me connaissait mieux que ça. Mais non. Lorsque je rejoignis la rive en sautillant, il s’avança vers moi, ses yeux bleus voilés d’inquiétude. J’attendis qu’il se penche pour inspecter ma cheville, puis l’envoyai dans l’étang d’une poussée.
On regagna la maison plus tard, toujours nus, sans y prêter attention ni nous en soucier. Après la baignade, on avait fait l’amour au bord de l’étang, si bien qu’on devait maintenant donner l’impression d’avoir disputé une partie de catch dans la boue, ce qui n’était pas tout à fait inexact. On s’était lavés vite fait dans l’étang, mais Clay avait toujours une trace de boue sur la joue. Il évoquait un gamin de douze ans, lueur espiègle dans le regard, lèvres figées en sourire tenace qui se changeait en rire chaque fois qu’on trébuchait sur quelque chose en route.
— Des crêpes, c’est ça ? demanda-t-il tout en m’aidant à me relever alors que je venais de buter sur une racine cachée.
— Faites maison. Pas de préparation en sachet.
— Et du jambon, j’imagine. Quoi d’autre ?
— Un steak.
Il éclata de rire et me passa un bras autour de la taille, comme le chemin s’élargissait assez pour qu’on y passe à deux.
— Au petit déj ?
— Tu as dit que je pouvais avoir tout ce que je voulais.
— Je peux te servir des fruits pour équilibrer ?
— Non, mais tu peux dénicher du bacon. Et des œufs.
— Oserai-je te demander un petit coup de main ?
— Je ferai le café.
De nouveau, il éclata de rire.
— La vache, merci beauc…
Il s’interrompit. Nous avions atteint la limite de la forêt et pénétré dans la cour. Là, sur le patio, à moins de quinze mètres, se tenait Jeremy… entouré de cinq ou six visages humains inconnus, qui s’étaient tous tournés vers nous à la seconde où nous étions sortis des bois. Clay lâcha un juron et s’avança devant moi pour couvrir ma nudité. Jeremy pivota et poussa le groupe sur le côté. Il leur fallut quelques secondes pour se déplacer, et quelques-unes de plus pour cesser de nous dévisager.
Quand les visiteurs eurent disparu, je saisis Clay par le bras, puis on se mit à courir jusqu’à la porte de derrière, en ne nous arrêtant qu’une fois à l’étage. Avant qu’il puisse dire quoi que ce soit, je le poussai dans sa chambre et regagnai la mienne. Je n’avais enfilé qu’une culotte et un soutien-gorge quand j’entendis sa porte s’ouvrir. Comme je m’attendais à ce qu’il se précipite en bas pour affronter les intrus, je courus vers ma porte que j’ouvris d’un coup, et le découvris avec la poignée en main.
— Hé, dit-il en souriant tandis qu’il retrouvait son équilibre. Si tu tiens tellement à me laisser entrer dans ta chambre, je devrais proposer plus souvent de te préparer le petit déjeuner.
— J’étais… tu n’es pas… tout va bien ?
— Tout va bien, chérie. Je passais juste te chercher pour le petit déj pendant que Jeremy se débarrasse de nos hôtes indésirables. (Il se pencha, posa la main sur mon dos et m’embrassa.) Et non, je ne vais pas lui donner de coup de main. Je suis de trop bonne humeur pour la laisser gâcher par une bande d’humains. Jeremy est capable de s’en occuper seul.
— Parfait, répondis-je en lui passant les bras autour du cou.
— Ravi que tu approuves. Alors allons déjeuner, après quoi on pourra rêvasser à quelques façons de nous distraire jusqu’à ce que Jeremy soit prêt à nous dire comment il compte s’occuper de Marsten et de Cain.
Alors qu’il se penchait pour m’embrasser, quelqu’un s’éclaircit la voix dans l’entrée. Jetant un coup d’œil par-dessus l’épaule de Clay, je vis Jeremy, bras croisés, un léger sourire aux lèvres.
— Désolé de vous interrompre, dit-il, mais j’ai besoin d’Elena en bas. Et tout habillée, si on espère se débarrasser de ces types.
— Oui, chef, répondis-je en me dégageant de l’étreinte de Clay. J’arrive tout de suite.
— Deux secondes, dit Clay alors que Jeremy se détournait pour quitter la pièce. Il faut que je te parle.
Ils sortirent. J’entendis Clay s’excuser de son comportement de la veille, mais je les ignorai pour ne pas être indiscrète. Je finis de m’habiller puis me dirigeai vers l’entrée. Jeremy et Clay s’y trouvaient toujours.
— Je commence à préparer le petit déjeuner, dit Clay en descendant les premières marches. Amuse-toi, chérie.
— Ça va être une vraie partie de plaisir, répondis-je.
Tandis qu’on descendait, je regardai Jeremy par-dessus mon épaule.
— Désolée. Pour notre sortie des bois complètement à poil. On ne s’attendait pas à croiser des visiteurs.
— Il n’y avait aucune raison, répondit-il en me dirigeant vers la porte de derrière. Inutile de t’excuser. Vous devriez pouvoir aller et venir ici comme bon vous semble. S’il n’y avait pas ces foutues intrusions…
Il secoua la tête et laissa sa phrase en suspens.
— Qu’est-ce que c’est, cette fois ?
— Encore une disparition.
— Le gamin de l’autre jour ?
Jeremy fit signe que non tout en me tenant la porte ouverte.
— Cette fois, ils cherchent un des hommes qui sont venus sur la propriété vendredi. Le type d’une cinquantaine d’années. Le chef du groupe.
— Il a disparu ?
— Pire encore, il a disparu après avoir laissé un message à un ami disant qu’il venait ici la nuit dernière jeter un nouveau coup d’œil. Quelque chose le dérangeait à propos de cet endroit. Il voulait l’inspecter de nouveau.
— Ah, merde.
— En deux mots, c’est exactement ça.